Les rues marocaines sont devenues le théâtre d’un racisme « anti-noir » quotidien, violent, intolérable.
Amis Marocains, l’urgence du moment oblige à vous écrire cette lettre de souffrance. J’ai découvert le royaume chérifien il y a quinze ans lors d’un séjour d’études. Je me souviens, comme si c’était hier, de l’accueil, de la générosité et de la disponibilité des gens. Partout, c’étaient les mêmes scènes : sourires, curiosité intellectuelle et invitations interminables. J’étais doublement chouchouté. Parce que j’étais étranger, mais surtout parce que j’étais Sénégalais. Cette marque de considération, je l’ai su plus tard, est une longue tradition entre les deux peuples. « Sénégal, Maroc, c’est kif-kif. Nous sommes des Frères ! » me répétaient les garçons de café ou les chauffeurs de taxi. Effectivement, j’ai eu l’occasion de le vérifier durant toutes ces années et lors de mes nombreux séjours au Maroc.
Mais que s’est-il donc passé ?
Ce qui sourd depuis quelques mois nous accable vous et moi. Des récits d’agressions s’égrènent par-ci, des témoignages de propos xénophobes se multiplient par-là. Des leaders d’opinion et des hommes de pouvoir dérapent en toute quiétude, etc. Je n’ai pas rêvé ni fantasmé puisque ce sentiment est partagé par beaucoup de mes «frères subsahariens» rencontrés dans les bleds du Royaume.
Pourtant, vous aviez fait de ce « couchant », L’Maghrib, notre lever de soleil, notre seconde patrie. Nous qui avions quitté la nôtre pour diverses raisons, vous nous aviez adoptés comme vos frères ou vos enfants. Notre proximité religieuse facilitait encore plus les choses. Ne sommes-nous plus les bienvenus? L’accueil légendaire du peuple marocain s’est-il émoussé avec les tourments et les inquiétudes du quotidien? La crise (économique et sociale) suffit-elle à tout expliquer, tout permettre, tout pardonner ? Je ne crois pas.
Paradoxe, c’est au moment où un parti islamo-conservateur arrive au pouvoir que les valeurs de tolérance, d’ouverture et d’hospitalité prônées par l’Islam et le rite malékite s’affaiblissent de manière criante. C’est au moment où le pays, grâce à la force et la détermination des mouvements associatifs et politiques, questionne de nouveau ses principes de liberté, de démocratie et de sécularisation que le repli s’organise. C’est au moment où la jeunesse marocaine semble ouvrir des brèches dans le bloc des conservatismes, archaïsmes et inégalités de la société, que les légendes des « mangeurs d’enfants » refont florès.
C’est au moment où on atteste des vertus de la circulation des informations et des hommes que la terrible concaténation (le nombre d’immigrés équivaut aux nombres d’étrangers) chère à l’extrême-droite européenne fait écho dans le pays de Moulay Idriss.
L’immigration, ce nouveau tabou§
Certes, l’ignorance est parfois le vecteur de comportements inacceptables. Mais il ne faut pas se tromper de douleur ni de révolte.
Je ne comprends pas mes amis qui se taisent. « A la fin, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis mais des silences de nos amis » disait Martin Luther King. Je vous écris, chers amis marocains, parce que la perspective de voir cette terre aux valeurs multiséculaires emprunter cette mauvaise pente m’insupporte. L’idée que les difficultés aient réussi à voiler les yeux des grandes esprits et déjouer toutes les vigilances me crève le cœur. L’idée que la promesse chérifienne, taillée dans les racines de la tradition et hissée sur les ailes de la modernité, soit un temps oubliée me paraît inimaginable. Et pourtant.
J’assiste depuis quelques mois avec délectation aux joutes politiques et sociétales sur la religion, la corruption, la sexualité, l’éducation, l’avortement, l’homosexualité, la liberté de conscience… S’il vous plaît, ajoutez-y l’immigration, ce nouveau tabou!
Ce qui est en cours n’est pas irréversible. Je suis même profondément persuadé que c’est une parenthèse et que vous allez bientôt la refermer.
Pour cela, nul dahir n’est nécessaire. Seulement une parole forte pour rappeler les valeurs qui vous caractérisent depuis la nuit des temps. Une parole pour dire: « Matkich Sahbi! », « Matkich Khouya » comme vous disiez « Matkich bladi! » lorsque d’autres valeurs étaient attaquées.
Je vous écris parce que je suis un ami et un amoureux du Maroc. Je ne peux me résoudre à le voir tourner le dos à son âme en vous regardant dans les yeux et vous disant « koulchi Bikhir ».
°Par Boubacar Seck °
Architecte.